Histoire au lycée, culture générale dans les concours, identité nationale.
Trois sujets : un même projet socialRéformer l’éducation en France n’est jamais une sinécure et plus d’un ministre s’y est cassé les dents. Celle présentée par Luc CHATEL ne fait hélas ! pas exception car elle touche à l’Histoire. Autant dire à la religion compte tenu de l’intérêt porté par notre nation à ce qui n’a jamais été une matière scolaire comme les autres.
Pour autant, limiter la critique à ce qui ne serait qu’une réforme de plus des programmes, c’est passer à côté de l’essentiel en ne voyant pas ce qui unit profondément des éléments apparemment distincts. Pour le dire simplement, avançons la thèse suivante : la réforme actuelle de l’histoire, la suppression il y a peu de la culture générale dans nombre de concours administratifs et le débat sur l’identité nationale constituent des aspects différents mais cohérents d’une même vision de la société de demain.
Les faits actuels semblent clairs : le projet de réforme du lycée porté par Luc CHATEL ministre de l’Education nationale sur la base du rapport préparé par Richard DESCOINGS, directeur de Sciences-Po, devrait modifier sensiblement l’enseignement de l’histoire au lycée. Les filières scientifiques générales verraient l’enseignement de la matière cesser en fin de première avec une épreuve écrite spécifique ; pour les terminales subsisterait un enseignement optionnel tourné essentiellement vers les aspects méthodologiques.
Prenons le pari qu’en terminale il ne subsistera sans doute rien pour la raison même avancée par M. DESCOINGS pour justifier sa proposition. Selon lui les élèves des terminales scientifiques sont rationnels (on n’en attendait pas moins d’eux) et font dès lors un calcul simple : plutôt que de consacrer du temps à étudier une matière qui pèse peu en termes de coefficients, ils se concentrent sur les sciences dures ; du coup ils délaissent l’histoire pour les mathématiques et la physique. Bel argument qui oublie au passage deux choses : ce n’est pas l’apparente rationalité des étudiants qui doit dicter les programmes et surtout, l’Histoire n’est pas une science molle face à des sciences dures.
Oublions ces détails et tirons les conclusions de la « rationalité » estudiantine : quel sera l’intérêt à passer du temps à l’apprentissage méthodologique d’une matière devenue facultative ? Avancer le contraire est une mystification et pour le dire tout net, l’Histoire en terminale est morte si la réforme aboutit. C’est pour cela que ce projet mobilise largement contre lui historiens, intellectuels et quelques politiques au nom de ce que représente l’histoire comme outil de formation intellectuelle et citoyenne.
De telles réactions sont légitimes, mais sont fondées sur une analyse trop courte. De fait, la question ne porte pas seulement sur l’abaissement d’un outil au moment où la mobilité de notre monde, les confrontations culturelles et le flou croissant des repères voudraient au contraire qu’il soit valorisé. Elle doit, pour être bien comprise, être mise en perspective avec d’autres données qui ne prennent tout leur sens que réunies. Aujourd’hui le débat sur l’identité nationale ; hier la suppression de la culture générale dans les concours administratifs (on se souvient de l’épisode de la Princesse de Clèves).
Il ne s’agit pas ici de plaider la thèse du complot anti-démocratique, pensé comme tel, mûri dans quelque officine. Non. Il serait absurde de voir dans l’actuel Président de la République et ses conseillers de telles figures. Que le bonapartisme et le désir de pouvoir sans contestation soient présents, bien sûr. Ce n’est là que le risque permanent lié à l’exercice du pouvoir.
La réponse est sans doute ailleurs, dans une vision de la société que l’on veut soumise à l’impératif de production, le productivisme remplaçant ici la République. Si l’on voulait trouver des antécédents intellectuels pour saisir cet objet politique c’est plutôt du côté d’un Saint Simonisme revisité mais appauvri et des organisateurs de Burnham que l’on pourrait se tourner.
Le fil rouge qui unit ces démarches peut de fait se ramener à ceci : la politique n’est que la science de la production. On reconnaît là l’idée qui traverse Saint Simon… la philosophie sociale en moins. Le thème du mérite y trouvait sa place comme outil d’ascension sociale, mais dans le cadre général d’une société traversée par les inégalités et l’exploitation par une minorité. L’idée des réseaux était aussi présente mais à l’idée philosophique des réseaux de Saint Simon tissant des liens de fraternité a été substituée la stratégie de réseaux de puissants tissant des liens d’intérêt financier communs. En témoigne le jeu de mécano des nominations telles que celle de M. PROGLIO, pour ne citer que la dernière en date, sans compter les amitiés particulières avec le monde des affaires et de la finance.
Le souvenir de James BURNHAM permet aussi de penser ce qui se déconstruit et se reconstruit sous nos yeux. L’ouvrage clé de 1941, The Managerial Revolution, garde ici son acuité : BURNHAM annonçait que capitalisme et socialisme étaient dépassés par la bureaucratisation de sociétés voyant émerger une nouvelle classe sociale de techniciens appelés à dominer non seulement la sphère productive mais aussi l’appareil gouvernemental, le technocrate remplaçant le politique
Si l’on veut bien accepter ces références alors les mesures précitées s’éclairent : à quoi peut bien servir l’histoire à des ingénieurs ; pourquoi vouloir dans chaque fonctionnaire – et notamment d’autorité – un « honnête homme » au sens des Lumières ? Un manager suffira. Quant à l’identité, elle sert – sous couvert d’une vraie question déjà posée mais autrement par Renan – à distraire une opinion privée des grilles de lecture nécessaires.
Pas de complot donc ; pas de pensée qui fasse sens. Au mieux – ou au pire – des dispositions qui finissent par faire système. Sauf que ce système ne répond pas aux critères de la République et de la démocratie et qu’il ne peut préparer sereinement l’avenir. En abaissant le politique il affaiblit la citoyenneté.
Le philosophe Jean LACROIX rappelait qu’ « une conscience libre est une conscience qui se situe ». Le traitement réservé à l’Histoire – et aux sciences humaines en général -, l’abaissement des apprentissages culturels, les débats qui opposent au lieu de relier, tout va dans le même sens ; celui d’une société désorientée, démoralisée au sens plein du terme par l’amoralisme de ses dirigeants et d’autant mieux soumise que lui feront défaut les outils permettant l’esprit de résistance.
Ce n’est pas acceptable pour des démocrates.
Pierre LE GUERINEL
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